On connaissait les larmes de crocodile. Et aussi les pleurs des tortues de l'océan Indien à l'instant de pondre leurs œufs, non par émotion mais seulement pour humidifier leurs yeux asséchés et brouillés par le sable. Manière de rappeler, si l'on ose dire chose pareille après le raz de marée du 26 décembre en Asie du Sud, que la nature est bien faite.
Il faut maintenant admettre cet autre état de fait : les animaux ne sont pas si bêtes, qui perçoivent avant nous les catastrophes. Ainsi les éléphants, dont on découvre qu'ils se sont mis à pleurer quelques minutes avant l'arrivée sur les côtes de la vague meurtrière. Ceux qui n'étaient pas occupés à transporter les touristes sur leur dos ont brisé leurs grosses chaînes pour fuir vers les collines. Un sauve-qui-peut qui leur a sauvé la vie.
Braves pachydermes dotés d'un sixième sens sous leurs grandes oreilles, encore que nos souvenirs de sciences nat' nous soufflent que celles des éléphants d'Asie sont plus petites et plus fines que celles de leurs frères d'Afrique.
L'arrivée des éléphants dans l'imagerie tragique de ces derniers jours a eu comme un effet apaisant. La photo a fait le tour du monde de ce colosse placide conduit par son cornac, trompe enroulée sur le front comme à la parade, offrant l'appui de ses pointes pour soulever et transporter le corps d'une victime tout momifié de plastique. Les éléphants, véritables bulldozers sur pattes, participent aux travaux de déblaiement et de recherche des cadavres.
Il est aussi des touristes qu'ils ont arrachés à la mort sur les plages de Khao Lak, en Thaïlande, conduits par leurs maîtres sur les lieux du drame pour les hisser sur leur dos d'un mouvement de trompe. D'après les témoignages, ils ont traversé la jungle puis se sont brusquement immobilisés. Les vagues géantes ont pénétré jusqu'à un kilomètre dans les terres, mais elles se sont arrêtées peu avant l'endroit où les éléphants avaient choisi de s'établir.
Prodigieuse anticipation, comme si les pachydermes avaient activé une mémoire immémoriale, antédiluvienne, une mémoire de l'espèce et des dangers qui la menacent de tout temps à jamais. Fuir le tsunami comme on fuit la gueule des fusils. En cas de légitime défense.
Si notre mémoire n'est pas d'éléphant, il nous revient les bribes d'un chef-d'œuvre de la littérature tout entier voué à ces animaux hors normes incarnant la marge de liberté gratuite qui manque parfois aux hommes. Fameux roman de l'après-guerre, première grande fiction écologique avant l'heure, Les Racines du ciel, de Romain Gary, nous ont laissé le souvenir impérial autant qu'impérieux des éléphants d'Afrique qu'un rescapé des camps nazis avait entrepris de protéger contre les chasseurs d'ivoire.
Morel, c'était son nom, n'avait pas oublié : quand il était détenu dans un abri trop petit pour étendre ses membres, il pensait avec ses compagnons d'infortune à un troupeau d'éléphants marchant dans la savane. L'éléphant, c'était leur liberté par procuration. Et quand un prisonnier se mourait, il prenait soin d'offrir à ses amis ses éléphants imaginaires. Morel s'était juré que, s'il s'en sortait, il vouerait son existence aux vrais éléphants. Nul doute qu'en Asie d'autres Morel défendront demain la cause de ces éternels sauveurs.